Le “grand public” n’a‑t-il plus le temps pour la réécoute?

A l’heure où le rap n’a jamais été aus­si rentable et pro­lifique, des ques­tions peu­vent se pos­er sur l’at­ti­tude du « grand pub­lic », con­cept lui-même dif­fi­cile à car­ac­téris­er. Le mode de con­som­ma­tion de la musique a évolué suite au nom­bre, par­fois trop impor­tant, de sor­ties par semaine. Quant aux juge­ments émis sur la qual­ité d’un pro­jet, ils se font de plus en plus rapi­de­ment, au détri­ment de la réé­coute et de la com­préhen­sion artis­tique, et ne sont pas sans conséquences.

Les réseaux sociaux et le besoin d’être au plus près de l’actu

Dif­fi­cile de définir exacte­ment ce qu’est le grand pub­lic aujourd’hui. Pour la majorité des audi­teurs, ce sont les per­son­nes qui écoutent les pro­jets les plus mis en avant, faisant l’impasse sur tout ce qui est moins con­nu. Il joue un rôle majeur puisqu’avec inter­net et l’importance prise par les réseaux soci­aux dans la com­mu­ni­ca­tion mar­ket­ing d’un pro­jet, chaque voix peut avoir son impor­tance. C’est sûre­ment la notion qui a été la plus com­prise par tout le monde, fans comme artistes. 

Il n’y a qu’à regarder Twit­ter un jeu­di soir, dépassé minu­it, jour des sor­ties musi­cales (pro­jets et sin­gles) : dès 00h05, impos­si­ble de ne pas être sous une défer­lante d’avis con­cer­nant le nou­veau pro­jet ou sin­gle d’une tête d’affiche. Un avis exprimé dans l’heure de la sor­tie, si ce n’est moins, his­toire d’être au plus proche de l’actu. Ce besoin d’exprimer son opin­ion à chaud est com­préhen­si­ble, mais au delà du fait de vouloir sim­ple­ment com­menter sans recul, cette mul­ti­tude de juge­ments n’est pas sans conséquence.

Comme n’importe quel phénomène social, le rap est touché par ce qu’on peut appel­er des mou­ve­ments de foule virtuels. En effet, cette vague de points de vue en entraîne d’autres. Cela peut s’expliquer par l’en­vie d’être lié à une com­mu­nauté, de par­ler de ce dont tout le monde par­le — ce qui reste humain après tout. Mais au niveau des con­séquences, cela entraîne bien sou­vent un énorme manque de nuances dans les pre­mières heures ou jours qui suiv­ent la sor­tie d’un pro­jet. Twit­ter est l’exemple par­fait de ce phénomène, où un artiste faisant l’ob­jet d’une grosse hype sera directe­ment encen­sé par une énorme majorité,  sans que jamais les imper­fec­tions ou faib­less­es ne soient mentionnées. 

On peut pren­dre la très atten­due sor­tie de LMF de Freeze Cor­leone comme exem­ple. Par­mi le flot con­tinu de tweets postés juste après la sor­tie de l’al­bum, il était tâche com­plexe d’en trou­ver un mesuré, qui n’adulait pas totale­ment l’artiste (Le Règle­ment en par­lait juste­ment à la fin de la vidéo ci-dessous), ou qui ne qual­i­fi­ait pas cette hype de totale­ment injus­ti­fiée, posant comme vérité la nul­lité absolue de l’artiste. 

Un trop gros suc­cès entraîne un manque de nuance qui peut finir par dégoûter beau­coup de gens d’un artiste.  Non pas à cause de lui, mais de son pub­lic out­ranci­er. On pour­rait par­ler de Nek­feu après la sor­tie de son pre­mier album (Feu),  érigé comme “rappeur pour tous”, seule­ment parce que la plu­part des gens qui pre­naient la parole ne juraient que par lui, et man­quaient sévère­ment de nuances dans leurs propos. 

A l’inverse, un rappeur qui sort de sa zone de con­fort peut très vite se faire lynch­er à la suite d’un mou­ve­ment de foule virtuel sim­i­laire. Avec absence de nuance, avis très à chaud au ren­dez-vous, venant juger par­fois plusieurs années de tra­vail en quelques min­utes ou quelques heures. QALF de Damso illus­tre très bien ce phénomène : bom­bardé d’avis négat­ifs sur Twit­ter dès les pre­miers instants, l’album a finale­ment pu trou­ver sa cible quelques jours plus tard après réé­coute, mesure, et plus de com­préhen­sion, devenant ain­si le meilleur démar­rage com­mer­cial de 2020.

De quoi s’interroger sur le mode de con­som­ma­tion musi­cal de ces dernières années, et sur la place de la réé­coute. Au milieu de toutes ces sor­ties, dif­fi­cile de s’y retrou­ver chaque semaine. Nous sommes peut-être en train de ten­dre vers une mode selon laque­lle une pre­mière écoute jugée déce­vante deviendrait la dernière du pro­jet. On pour­rait égale­ment par­ler des médias, qui, de par le besoin d’être dans l’actualité chaude pour intéress­er leur pub­lic, n’ont sou­vent pas le temps d’aller en pro­fondeur dans l’analyse et se con­tentent de brèves très factuelles, ne faisant qu’alimenter les vagues de hype ou de lyn­chage. La cri­tique se faisant égale­ment de plus en plus rare dans les arti­cles : ques­tion que soule­vait déjà Yard en 2018.

Les médias musi­caux n’osent plus cri­ti­quer les albums de rap français

Tout cela nous amène à dire que dans un marché aus­si vaste et divers que celui du rap, c’est finale­ment, comme tou­jours, le pub­lic qui fait la ten­dance. Quitte à décourager les artistes cher­chant à se diver­si­fi­er musi­cale­ment qui peu­vent avoir peur de ne pas être com­pris. Des rappeurs comme Hugo TSR, dont l’i­den­tité musi­cale est fon­cière­ment attachée au boom-bap (et rien d’autre), auraient, au delà de leur vision musi­cale, énor­mé­ment de mal à faire pass­er un morceau blindé d’autotune à leur pub­lic. Ce n’est pas ce qu’ils atten­dent d’eux, ils en seraient donc, pour une majorité, déçus.

Les attentes du “grand public” et leurs conséquences

Comme dit ci-dessus, l’attitude d’un pub­lic pose ques­tion sur les dif­férentes con­séquences qu’elle peut avoir. Le fait d’attendre de Damso majori­taire­ment du kick­age ou unique­ment du boom-bap de la part d’Hugo TSR leur ferme beau­coup de portes. Un artiste pro­posant une vision dif­férente de ce que son pub­lic pou­vait atten­dre peut débous­sol­er ce dernier. Cepen­dant, chaque pub­lic pour­rait, à l’aide de la réé­coute, être apte à com­pren­dre ce que l’in­téressé a voulu partager ou véhiculer à ses audi­teurs. Seule­ment, si celui-ci reste fer­mé après la décep­tion de sa pre­mière écoute, et se rue sur Twit­ter pour étaler avec sci­ence le pourquoi du com­ment c’est nul, l’artiste pour­rait se remet­tre en ques­tion et rester enfer­mé dans ce qu’on attend de lui, quitte à devenir, pour cer­tains, des car­i­ca­tures d’eux-mêmes. Le pub­lic a donc une forme de pou­voir sur ce qui va ou doit marcher. Et ce lien de cause à effet est en train de nous men­er vers une ten­dance décriée par beau­coup : l’uniformisation du rap.

Depuis trois ou qua­tre ans, on dis­tingue un vrai pen­chant uni­forme dans la con­struc­tion des albums très atten­dus : une majorité de titres fidèles à ce que fait l’artiste, deux ou trois sons très ouverts et plus portés vers cer­taines radios, et deux ou trois fea­tur­ings avec des têtes d’affiche. Ce for­mat, bien qu’il ait tou­jours plus ou moins existé, est en train de pren­dre le dessus sur une grosse par­tie du marché. Énor­mé­ment de titres se ressem­blent, on donne au grand pub­lic ce qu’il attend, ce qu’il va aimer dès la pre­mière écoute. Le mode de con­som­ma­tion est bien plus à la playlist — où l’on trie ce que l’on aime dans chaque pro­jet — qu’à l’écoute d’un album entier. 

A l’inverse, des albums très tra­vail­lés vont davan­tage ressor­tir du fait de leur minorité dans une pluie de sor­ties à l’année. Par exem­ple, TRINITY de Lay­low a reçu un accueil qua­si-unanime par la cri­tique, et est sou­vent mis en avant dans les con­tenders au pro­jet de l’année. C’est un album qui prend tout son sens quand on l’écoute en entier, comme ça pou­vait être le cas pour celui d’Alpha Wann (UMLA) en 2018 : cela le démar­que de la majorité des autres projets.

Cette ten­dance s’avère effi­cace com­mer­ciale­ment, puisque beau­coup des albums qu’on pour­rait qual­i­fi­er de “block­busters” font d’énormes scores au démar­rage. Toute­fois, on peut con­stater que de moins en moins d’albums restent dans le temps, une fugac­ité sûre­ment due au fait qu’ils se ressem­blent beaucoup.

De tout cela, on peut retenir que la con­som­ma­tion à grande vitesse du grand pub­lic, et l’absence de réé­coute qui entraîne l’absence de recul, ont énor­mé­ment de con­séquences sur l’industrie musi­cale. Les débats ont été lancés par cer­tains beat­mak­ers qui pro­duisent pour de gros noms, se plaig­nant de la ten­dance “fast-food” qu’était en train de pren­dre le rap. Beau­coup de pro­duc­tions se ressem­blent, il en va donc de même pour les projets.

Face à ça, d’autres formes de rap sont en train de se faire une place en terme de suc­cès com­mer­cial. Elles ne sont pas fondées sur ce que le pub­lic attend, mais sur une vision de l’artiste fidèle à lui même. On pour­rait citer les dis­ques d’or récents de Freeze Cor­leone ou d’Alpha Wann, comme le futur disque d’or TRINITY, et bien d’autres…

Si le grand pub­lic n’a plus le temps pour la réé­coute, toutes les con­séquences de ce phénomène sont peut-être en train de nous rap­procher d’une fin de cycle. Celle-ci met­tant plus en avant des artistes qui don­nent ce qu’ils veu­lent don­ner, sans vrai­ment se souci­er de qui sera frus­tré ou déçu à la pre­mière écoute.

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